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Accueil  / Personnages / Les Vernet                                                                                                          Mai et octobre 2025

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Les  VERNET

 peintres de père en fils

JOSEPH VERNET

Une enfance avignonnaise

      Quelle a pu être l’enfance d’un petit garçon précoce, né le 14 août 1714 à Avignon ? Il est bien regrettable qu’Antoine Vernet n’ait pas tenu de  « livre de raison »  à l’instar d’un certain Antoine-Alexandre Barbier, père de 18 enfants, à moins que son journal n’ait été perdu. Car il faut recourir à l’imagination et aux déductions pour se représenter l’enfance de Claude-Joseph, appelé couramment par son deuxième prénom.

A cette époque, la ville est toujours possession papale. Jusqu’en 1721, le pape est Clément XI, farouchement hostile au jansénisme. Les vice-légats qui la gouvernent, pour la plupart des cardinaux italiens, se succèdent à un rythme très rapide et sont fort impopulaires. Seuls les nobles et le clergé les soutiennent ; négociants, bourgeois, maîtres artisans préfèreraient déjà un rattachement à la France. Louis XIV n’a plus qu’un an à vivre, en une fin de règne austère et sombre.

Musée du petit Palais, Paris

Le père de Joseph, Antoine Vernet, né en 1687, dont le père était déjà peintre, est décorateur de chaises à porteurs. L’usage des carrosses n’est pas très répandu dans le midi, d’ailleurs les rues étroites et tortueuses d’Avignon ne s’y prêtent guère. On leur préfère les chaises à porteurs, mais on les veut décorées, dorées, emplumées: des peintres spécialisés et très demandés les ornent donc d’arabesques, de frises, de blasons, d’oiseaux exotiques, de fleurs et de paysages de fantaisie. Antoine Vernet est l’un de ces artistes… ou artisans, car les artisans décorateurs n’ont pas le statut des peintres d’églises ou de palais. Ils « ne suivent pas le roi ».

Musée de Versailles

La très large famille Vernet vit dans la paroisse de saint Geniès, quartier du Vieux Sextier. En effet, Antoine et son épouse Marie Thérèse Granier ont eu pas moins de vingt deux enfants, du moins selon son biographe du XIXème siècle, Léon Lagrange. La mortalité infantile étant alors terrifiante – un enfant sur trois meurt avant son premier anniversaire et un sur deux avant cinq ans – tous n’atteindront pas l’âge adulte. Comme Antoine et les siens quittent Avignon entre 1733 et 1742, neuf des enfants nés hors de la ville ne sont pas identifiés. Lorsqu’ils reviennent, Marie Thérèse est décédée, à quarante huit ans.

Vêtement de garçon

(Joseph Badger 1750)

Cette femme, probablement mariée à 18 ans, aurait donc passé les trente ans de sa vie adulte à être enceinte.

 

Entretenir une telle maisonnée pour un artisan peintre est une lutte constante. Le mode de vie devait être fort parcimonieux, toujours en espoir de commandes, en attente du paiement d’un travail exécuté, en crainte de la maladie, de l’épidémie (celle de peste en 1720 fut dévastatrice), de l’accident, de l’emprunt trop lourd à rembourser. Comment dans ces conditions pouvaient être habillés tous ces enfants ? Il est peu crédible que les enfants Vernet aient été vêtus selon les critères de la noblesse et de la bourgeoisie, à savoir les petites filles comme des femmes (corset compris) et les garçons comme des filles, en robe longue ornée de rubans. Il n’y a alors ni costume « populaire », ni régionaux ; les plus pauvres portent les tenues qu’on leur donne, ou qu’ils trouvent chez les fripiers. Il est probable que chez les Vernet, même habillés décemment, on se passe d’aînés en cadets les mêmes vêtements.

De façon générale, à cette époque les enfants participent activement aux cérémonies et aux fêtes tant religieuses que profanes, aux carnavals et aux rituels, aux processions. Lors des repas de famille (on imagine ce qu’ils devaient être chez les Vernet !) le service à table est assuré par les enfants : ils servent à boire, changent les plats, tranchent la viande. La prière en début de repas, les grâces, est souvent dite par le plus jeune.

 

Hogarth - Le banquet (détail) - Soane Museum Londres

Ont-ils le temps de jouer ? Poupées en chiffons cousus par la mère de famille, affiquets tels que cerceaux, balles rembourrées de crin, osselets, billes, toupies appelées « bourdons » ou « sabots » quand elles sont taillées dans de vieux sabots, les enfants modestes se contentent de jouets faciles à fabriquer. Sans oublier les tours pendables et les chahuts qui ne devaient pas manquer chez les Vernet.

Jean Baptiste Greuze – Le gâteau des Rois – 1774  Musée Fabre, Montpellier

Les garçons ont-ils fréquenté l’établissement des Frères des Ecoles chrétiennes ? C’est la principale communauté offrant une instruction aux garçons sans fortune, fondée par Jean-Baptiste de la Salle en 1684, et établie à Avignon dès 1703. On y enseigne la lecture, le chant, l’écriture, le calcul appelé jet. Le mot vient des «jetons» employés depuis le Moyen Age jusqu’à la Révolution pour compter. L’art du jet est « essentiel aux pratiques et affaires du siècle», le système monétaire étant alors fort compliqué. L’éducation comprend aussi  la « civilité » qui tient une place importante chez les Frères : savoir se comporter dans le monde, se tenir à table, pratiquer la bienséance et les bonnes mœurs. De plus, l’enseignement se fait en français, ce qui permet aux enfants qui ne parlent en famille que le « patois » provençal de se familiariser avec la langue. Toutes choses qui seront fort utiles lors de l’ascension sociale de Joseph Vernet.

Cesare Mariani - Jean Baptiste de la Salle enseignant - Musée du Vatican

Il semble que pas un seul des enfants soit entré dans les ordres. Ce qui est quasiment la règle chez les familles nombreuses de la noblesse ou de la riche bourgeoisie ne vaut pas pour les plus modestes. Le sentiment religieux n’y est pas aussi prégnant ; de plus, dans la société des artisans et petits marchands, il est moins coûteux de marier ses enfants que de les établir en religion car l’entrée au couvent n’est pas gratuite. La dot est en effet indispensable.

 

L’intimité telle que nous la concevons n’existe pas, même dans les demeures opulentes car toutes les pièces sont en enfilade. Dans les maisons modestes, vie privée et vie professionnelle se confondent souvent dans la même salle qui cumule toutes les fonctions. Voir son père pratiquer son métier dès que le jour pointe ne peut qu’encourager ses fils, voire ses filles, à l’imiter et la transmission se fait tout naturellement.

De toute façon, l’enfance est brève sous l’Ancien Régime. Dès l’âge de sept ou huit ans, les enfants sont mis au travail, soit dans les champs, soit à l’atelier.

 

Quatre des fils d’Antoine Vernet deviendront peintres. Joseph, quatrième de la fratrie et aîné des garçons, va connaître une renommée qui dépassera de loin et très vite, celle de son père et de ses frères.

Dès l’âge de cinq ans, il dessine avec talent des visages. A huit ans, son père lui offre un chevalet et une palette. Il faut alors fabriquer soi-même sa peinture, en broyant des pigments dans de l’huile : cinabre (rouge foncé), lapis-lazuli (rare et très cher pour un superbe bleu outremer), malachite (vert), orpiment (jaune or), la garance pour un rouge vif. Le mélange durcit et doit être renouvelé chaque jour. Il ne s’agit pas de gâcher.

 

D’autres pigments sont franchement toxiques : le blanc de plomb, le jaune de Naples à base de plomb et d’antimoine, le vermillon à base de sulfate de mercure, le brun Van Dyck à partir d’oxyde de fer et de noir de carbone, le «caput mortuum», ou tête morte, issu de la calcination du sulfate de fer, l’arséniate de cuivre particulièrement dangereux pour obtenir le vert Véronèse. Les pigments de couleur blanche proviennent du badigeon de plomb, du gypse et de la craie, tandis que les noirs sont issus d’ivoire ou d’os brûlés, de la suie des lampes à huile et de vignes calcinées. Toute une alchimie à maîtriser !

Jan van der Straet – L’invention de la peinture à l’huile – détail du broyage de pigments – Collection privée

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Antoine Vernet bénéficie peut-être d’un espace extérieur pour peindre ses portières de chaises à porteurs, mais la maison doit grouiller en permanence d’agitation et de bruit. La promiscuité doit être particulièrement éprouvante dans une telle maisonnée et bientôt Joseph s’installe une chambre-atelier dans le grenier pour y trouver un peu de calme. Il dispose de peu de modèles, quelques reproductions en plâtre, des gravures, mais rapidement il préfère aller peindre sur le vif,  en paix, dans la nature parmi les arbres de la Barthelasse, ou tenter de capturer les reflets du Rhône.

 

A quinze ans, Joseph seconde son père en décorant chaises à porteurs, carrosses, dessus de porte, trumeaux, et la salle à manger d’un cardinal dont on n’a pas retenu le nom. Ses fruits en particulier lui valent beaucoup d’éloges, ce qui finit par rendre son père quelque peu jaloux.

Il se fabrique un châssis qu’il tend d’une toile et peint un paysage. Le cardinal, séduit par son talent, lui achète le tableau. Il n’est pas le seul à être conquis. Jacques Vitali, un ami et collègue d’Antoine Vernet qui habite Aix mais possède une vigne au Mont de Vergues dans le village de Montfavet, est lui aussi admiratif et prend Joseph comme élève, qu’on désigne alors par le terme « fils élevé » le maître étant le « père nourricier ».

Aix est le siège du parlement de Provence, une ville opulente qui sert d’escale pour les peintres se rendant en Italie, séjour obligatoire pour qui veut faire carrière. Joseph est influencé par l’œuvre de Jean Baptiste de la Rose (mort en 1687), ancien directeur des travaux de peinture à l’arsenal de Toulon. Devenu peintre de marine, il avait été très apprécié par les grands seigneurs de la Cour et Charles Le Brun entre autres. Joseph étudie également avec Philippe Sauvan, élève, ami et quelque peu rival de Pierre Parrocel, qui œuvre surtout à Avignon.

Le jeune homme attire l’attention de Joseph François Xavier de Seytres de Peryssis, marquis de Caumont, amateur d’art et archéologue réputé, qui le recommande à son amie Pauline de Simiane, petite fille de la marquise de Sévigné, alors veuve.

 

Caumont commande pour la rénovation de l’hôtel de Simiane des dessus de porte alors que la marquise se plaint de ne pouvoir les financer ; finalement, conquise par le résultat, elle en garde douze (toujours en place). Quant à les payer… un proverbe de l’époque ne dit-il pas : «Gueux comme un peintre... »

Jean Valade - Le marquis de Caumont - Musée Calvet

Cependant, Joseph Vernet trouve un second protecteur à Avignon en la personne de Jean Raymond de Villardy, comte de Quinson, secrétaire du roi près le Parlement de Provence et mousquetaire, qui le pousse à aller à Rome, seul endroit valable pour acquérir une bonne réputation, Paris n’étant pas suffisamment considéré en la matière. Le roi octroie bien des pensions aux grands prix de l’Académie, mais le jeune Joseph préfère se rendre directement en Italie. Les nobles Avignonnais qui se veulent amateurs d’art se plaisent à y envoyer et entretenir des talents prometteurs, quitte à se cotiser. Les boursiers doivent en retour procurer des œuvres à leurs mécènes, copies ou tableaux originaux en témoignage de leurs progrès et de leur reconnaissance. De nombreux artistes provençaux bénéficient de cette manne sans être obligés de passer par l’Académie de Paris. Cependant le marquis de Caumont sollicite pour lui une pension de l’Académie de France à Rome, laquelle ne subventionne que les futurs peintres d’Histoire. Antoine Vernet lui-même participe aux frais du voyage, en donnant à son fils 200 livres sur ses économies.

Jean Raymond de Quinson

Au début de l’année 1734, Joseph, âgé de dix-neuf ans, quitte donc Avignon pour Marseille en coche. Voyage très lent, très long, en direction de Marseille. Selon une légende, il est subjugué devant la mer, sort son carnet à dessins et laisse la voiture repartir sans lui, dessinant jusqu’au soir avant de se hâter de retrouver l’auberge où les voyageurs ont fait halte. En attendant le bateau pour Civita Vecchia, il s’efforce de capturer la vue qui l’a ébloui. En réalité, il avait déjà peint des marines et espérait devenir peintre d’Histoire. Plus tard il dira : « Le plus mauvais tableau que j’ai peint de ma vie, mais combien j’aurais donné pour le retrouver à mon retour de Rome ! »

 

Rome où il restera dix-neuf ans, où il étudiera et se mariera, avant de revenir en France, à Paris, où l’attend une brillante carrière.

Une carrière extraordinaire

      A Rome, l’animation permanente le fascine ; le président de Brosses (magistrat et historien 1709-1777) écrit à propos des Romains : « Le tiers est des prêtres, le tiers des gens qui ne travaillent guère, et le tiers, des gens qui ne font rien du tout ».

 

Joseph a pour maître Adrien Manglard (1695-1760), un spécialiste de la peinture de paysage et de marines qui fait toute sa carrière en Italie, et qu’il admire. Dès l’année 1735, il travaille aux toiles commandées par les notables avignonnais, qu’il livre avec plus ou moins de fantaisie. Cependant la qualité de son travail lui attire une clientèle bientôt élargie aux Anglais, aux Italiens, aux Hollandais. Même le roi de Prusse acquerra plusieurs de ses tableaux de paysage, ainsi que Catherine II de Russie.

 

Joseph Vernet doit son succès à son génie pour le paysage, répondant au goût de l’époque dans le prolongement de Nicolas Poussin et de Claude Lorrain. Ses paysages côtiers idéalisés, poétiques, sont des panoramas aux couleurs vibrantes comportant deux-tiers de ciel et un tiers de mer et de rivage. Ces vastes ciels créent une impression d’espace infini.

Louis René Vially - Portrait de Joseph Vernet en 1752 Musée de la Marine Paris

De plus, la lumière vient des profondeurs du tableau. Le soleil, à l’horizon, éclaire la composition pour les scènes diurnes et la lune pour les scènes nocturnes. Ses toiles sont animées non pas par des personnages mythologiques ou religieux, mais par des pêcheurs et des poissonnières, des notables et des seigneurs, des marins de tous pays, sans oublier les très nombreux amis et connaissances du peintre, ce qui leur donnent une vie extraordinaire et constitue un précieux témoignage sur l’époque

Marine soleil couchant

En 1745, à trente et un ans, il épouse Virginia Parker, dix-sept ans, fille d’un Anglais catholique réfugié à Rome, officier dans la marine pontificale, qui apprécie ses tableaux. Parmi l’importante communauté française de Rome ils vont mener une vie mondaine riche en bals, parties de campagne, spectacles variés. Il représente plusieurs fois sa jolie épouse dans ses tableaux, accompagnée ou non de l’un de leurs enfants.

 

Ils en auront quatre: Livio Louis en 1747 né à Rome ; Orazio mort en bas âge ; Carle, né en 1758 à Bordeaux, futur peintre ; Emilie Marguerite née en 1760, qui épousera l’architecte Jean-François Chalgrin et mourra guillotinée en 1794 pour avoir «utilisé des bougies de la République à l’occasion d’un enterrement religieux », malgré l’intervention désespérée de son frère Carle auprès de David.

Van Loo - Virginia Vernet en vestale - vers 1758

Elizabeth Vigee-Lebrun - Emilie Vernet épouse Chalgrin

Joseph Vernet tient toute sa vie un « livre de raison » où il consigne les détails de sa vie domestique et ses commandes. En 1750 ses confortables revenus s’élèvent à 15 000 livres. Sa renommée grandit. Mme de Pompadour lui passe commande pour Louis XV de deux tableaux pour deux mille livres, un prix élevé correspondant à celui d’un carrosse.

 

Ce « livre de raison », conservé à la bibliothèque Ceccano, sera offert à l’Institut Calvet en 1846 par son petit-fils Horace Vernet.

Au passage, il note quelques remèdes assez curieux : «Pour les rhumatismes en quelque partie du corps que ce soit » la recette consiste à prendre un morceau de bougie assujetti sur une assiette, et, une fois couché dans son lit, à mettre l'assiette avec la bougie allumée entre ses jambes.  «On se couvre bien et l'on reste dans cette situation pendant trois heures. » Ce singulier bain de vapeur a son pendant dans la facétieuse recette pour se garantir de certains insectes nocturnes : «Prennez la plante appelée yeble ou petit sureau, garnissez-en votre lit verz le chevet et autour tous les deux ou trois jours, les punaises ne meurent pas, mais elles vous laissent tranquille »  C'est toujours cela de gagné !

En 1753, il fait un séjour à Marseille où est fondée une Académie. A cette occasion, on lui octroie un « rapin », chargé de nettoyer sa palette et ses pinceaux. Il s’agit de Jean Henry, natif d’Arles, apprenti peintre âgé de vingt ans, qui va si bien l’imiter qu’on le surnommera « le singe de Vernet ».

_Joseph_Vernet_et famille Vue port Marseille 1753 - Louvre.jpg

Vue du port de Marseille 1753 

« Une joyeuse compagnie où ne manquent pas les jolies femmes a dressé le couvert sur les rochers; la nappe est mise, on fait sauter le bouchon des bouteilles, on n'attend que le peintre pour commencer le festin donné en son honneur. Où est-il? A quelques pas plus loin, un portefeuille sur ses genoux, il dessine. Derrière lui, M. Parker, le beau-père, se penche sur son dessin, un lorgnon à la main. Livio (il  paraît un peu grand pour son âge), en habit de gala, se tient debout tout à côté. Une femme, grande, élancée, droite, d'une tournure plus anglaise qu'italienne, coiffée d'une sorte de casquette bleue, et vêtue d'une robe jaune, s'avance vers le peintre. C'est sa femme Virginia Parker; elle lui présente un vieux pêcheur, le centenaire Annibal Camoux, dont l'âge et le nom sont écrits dans la pâte du tableau par l'artiste lui-même »

Cette même année Joseph et sa famille s’installent à Paris et il devient membre de l’Académie royale de peinture et sculpture. Le marquis de Marigny, frère de la Pompadour, désormais directeur général des Bâtiments du roi, lui commande vingt-sept tableaux de 2,63×1,65 mètres représentant  « les plus beaux ports du royaume ». Il n’en peindra que quinze, ce qui constitue déjà une performance. Il est obligé de vivre de port en port, accompagné des siens, commençant par Marseille et Toulon, Bandol, Antibes, puis Sète, Bayonne, Bordeaux, Rochefort et La Rochelle…

L'Académie de peinture et de sculpture au Louvre

Il prend des croquis et des notes sur les couleurs, puis réalise les tableaux en atelier. Bien que Marigny ait insisté sur l’importance de la ressemblance : « Surtout ne perdés pas de vue l’intention du Roy qui est de voir les ports du royaume représentés au naturel dans vos tableaux. Je sens bien que votre imagination se trouve par là gênée ; mais avec votre talent on peut réunir le mérite de l’imitation et celuy de l’invention : vous en avés donné des preuves. » La part de l’imagination du peintre sera quand même présente…

Il trouve le temps de revenir à plusieurs reprises à Avignon, « environné du double prestige de sa gloire acquise en Italie et de la gloire nouvelle amassée sur sa tête par la mission dont le roi l'honorait. Aussi, la fleur de la noblesse comtadine, fidèle aux traditions de M. de Caumont, s'empressa chez le fils de son ancien peintre de chaises. On l'avait vu partir pauvre, humble, inconnu, et maintenant son talent lui avait fait une quasi-noblesse ».

« La Vue d'Avignon » passa de la collection de Peilhon, secrétaire du roi, dans celle d'un autre Avignonnais, Aubert, joaillier de la Couronne. A cette époque, deux tableaux qui lui avaient été payés 600 livres atteignirent le prix de 3514 livres aux enchères. Exposée seulement deux fois, en 1759 et 1954, la toile a été adjugée 6 300 000 € lors d'une vente aux enchères de 2013 au profit du musée du Louvre.

 « Comme dans les tableaux des ports, les détails caractéristiques se pressent sur les premiers plans : c'est une paysanne du Comtat, poussant devant elle son âne équipé à la mode du pays ; c'est un pêcheur chargé de l'échiquier à membrure énorme […] ce sont les barques à la proue carrée ; c'est le coche du Rhône, que Vernet lui-même prendra pour descendre à Beaucaire. Le sentier ombragé qui longe le fleuve en cet endroit s'appelle le sentier des amoureux, Le peintre n'a pas manqué d'en montrer deux qui se parlent, suivant l'expression locale. D'autres promeneurs, perdus dans la pénombre, viennent savourer l'heure du soir. Un groupe de pêcheurs, et quelques figurines élégantes accoudées contre un parapet, achèvent d'animer le tableau ».

Joseph et sa famille vont mener une vie itinérante, de port en port. Dans son livre de raison il écrit en 1759, à Bayonne, quand son épouse et ses deux fils, Livio et Carle surnommé Charlot, le rejoignent, qu’il offre à l’un un bel habit, une écritoire et les «Aventures de Télémaque », à l’autre des jouets, et aux deux une lanterne magique. Excursions à Biarritz, à Saint Jean de Lutz, comédie, visite à l’évêque, chasse… les plaisirs ne manquent pas. Il consigne toutes les dépenses, charge qui revient normalement à l’épouse, mais la maladie mentale qui va bientôt affecter Virginia en est probablement la cause. Emilie Marguerite nait en juillet 1760.

Alexander Roslin - Portrait de Joseph Vernet en 1867

Le port d'Antibes - 1756

Le port de Marseille - Détail 

La commande royale des ports de France redouble sa célébrité, tandis qu’il assure en même temps de nombreuses commandes privées de la haute société. Cependant après La Rochelle, Rochefort, Vernet est fatigué des voyages et de l’insuffisance de revenus que lui procurent ces tableaux, rémunérés bien moins que ses commandes privées. Le roi est mauvais payeur et les caisses royales sont vides… Il rentre à Paris en 1762. De 1753 à 1765, il aura peint quinze grands ports de France, une série unique par l’exactitude de la représentation, qui sera diffusée sous forme de gravures vendues par souscriptions.

Un port de mer au clair de lune - 1771

 « Voyez-vous les caisses à tableaux, les chevalets, les boîtes à peindre, les portefeuilles, s'entasser pêle-mêle avec les berceaux d'enfants, les cartons et les malles, sur trois charrettes qui suivront tranquillement la route de terre ? La famille Vernet, que dis-je ? la caravane prendra un plus agréable chemin. Il ne faut pas moins de trois chaises pour contenir tout le monde : Vernet et sa femme, Livio, Carle et Emilie ; le père de Mme Vernet, M. Parker, qui fait son tour de France à la suite de son gendre ; M. Volaire, l'élève de Verne; et le fidèle Saint-Jean, et la bonne, et la nourrice. Enfin chacun se case et l’on part à petites journées, semant l'argent dans les auberges.»

La famille du peintre - 1768

A Paris la famille Vernet est logée aux galeries du Louvre. En effet le palais du Louvre, abandonné au profit de Versailles, accueille les Académies et sert de logement aux artistes disposant d’un brevet royal. Les Vernet ont pour voisins Chardin et Greuze. Grâce au livre de raison, on connaît en détail l’aménagement du logis.

« La serge cramoisie, la mousseline, le taffetas blanc, la toile d'orange ont servi à faire les rideaux, à couvrir les fauteuils. Voici encore d'autres étoffes d'ameublement : le «camelot moiré vert de Saxe,» la «siamoise bleu et blanc, » la « toile de Flandre bon teint,» le « couty 7/4 de Bruxelles, » et le linge de table, la toile de Montbeillard, les nappes « à lozange,» les serviettes à 12 livres 10 sols la douzaine. Les « choses de cristal; » la vaisselle, ne sont pas oubliées. Pour l'ordinaire, un service « de fayance blanche » suffit, mais on peut recevoir, et alors sortent de l'armoire les «assiettes de porcelaine bleu et blanc à 16 livres la douzaine,» les «autres assiettes de porcelaine de couleur à 24 livres la douzaine, » les «compottiers à 3 livres 10 sols la pièce,» et « l'argenterie achetée pièce à pièce quai des Orfèvres ». Et mille détails de vêtements : « l’habbit et justeaucorps de velours cizellé », « la veste bleue de Lyon », l’habbit de calaisienne canelle » et pour madame « la chenille couleur de martre », »18 aunes de satin citron » et de « satin cerise à mouches », les bas de soie grise, et tout l’attirail pour les perruques »…

Elegante en "robe du matin" et élégant en "habit moucheté" - années 1770

Leur vie mondaine est bien remplie : opéra, théâtre des Italiens, concerts, foires, expériences de physique à la mode… Joseph retrouve certains de ses amis avignonnais, dont François Franque l’architecte, Parrocel le peintre; il se lie avec Grimm, avec Diderot qui encense ses tableaux de naufrages,  fréquente le célèbre salon de Mme Geoffrin. Mais Marigny le rappelle à l’ordre : il doit terminer la série des ports selon l’itinéraire qui lui a été imposé. Il manque Lorient, Brest, Saint-Malo, Le Havre et Calais ! Finalement il obtient de n’en peindre qu’un, qui sera Dieppe.

Il peut alors se consacrer aux paysages maritimes imaginaires et autres naufrages dans lesquels il excelle. « Je ne suis pas habitué à faire des esquisses pour mes tableaux, et je n'en ai jamais fait. Ma coutume est de composer sur la toile du tableau que je dois faire et de le peindre tout de suite pour profiter de la chaleur de mon imagination : d'ailleurs, l'espace me fait voir tout d'un coup ce que je dois y faire et me fait composer en conséquence; mais je suis assuré que si je faisais une petite esquisse, non-seulement je n'y mettrais pas ce qui pourrait être dans le tableau, mais j'y jetterais tout mon feu, et à coup sûr le tableau en grand on deviendrait froid ; ce serait aussi faire alors une espèce de copie qui me gênerait. »

Diderot, grand admirateur, lui commande deux tableaux et écrit dans La promenade Vernet : « En bonne foi croyez-vous qu’un artiste intelligent eût pu se dispenser de placer ce nuage précisément où il est ? Ne voyez-vous pas qu’il établit pour nos yeux un nouveau plan ; qu’il annonce un espace en-deçà et au-delà ; qu’il recule le ciel, et qu’il fait avancer les autres objets ? Vernet aurait senti tout cela. Les autres, en obscurcissant leurs ciels de nuages, ne songent qu’à en rompre la monotonie. Vernet veut que les siens aient le mouvement et la magie que nous voyons. »

L'orage - 1777

La comtesse du Barry elle-même, favorite de Louis XV, lui en commande cinq. Il participe à tous les « Salons » officiels avec toujours autant de succès. Les commandes affluent de toute l’Europe.

 

La santé fragile de Virginia va entacher le bonheur de la famille. Dès 1760 les premiers signes d'un déséquilibre mental s'étaient manifestés et s'aggravent : elle est persuadée qu’on veut l’empoisonner, change constamment de boulanger, se fait conduire au milieu de la Seine pour y puiser elle-même de l’eau… Malgré les soins, son état empire. Joseph l’installe à  Rueil, alors à la campagne plus reposante que Paris puis il doit se résigner à la placer dans une pension de l’Oise. Elle lui survivra vingt ans.

Toute sa vie, Joseph Vernet aura aidé ses nombreux frères et sœurs, sans  oublier ses neveux et nièces plus ou moins dans le besoin, en leur fournissant des emplois, en leur versant des subsides.

 

Il se met à peindre des miniatures pour « boittes », c'est-à-dire des tabatières, et des tableaux beaucoup plus petits de naufrages, d’incendies, de tempêtes… et de baigneuses nues, en particulier pour M. Paupe, négociant en soieries qui devient son ami. Sans oublier les commandes qui continuent d’arriver pour les « grands de ce monde ».

 

Il aura peint en cinquante trois ans pas moins de 760 tableaux !

Paysage d'Italie - Détail

Quand il rencontre Bernardin de Saint Pierre lors d’une lecture de Paul et Virginie, séduit par l’histoire il propose de l’illustrer par la scène du naufrage et lance en fait le succès de l’ouvrage.

 

En 1785, Joseph Vernet se rend avec son fils Carle à Avignon qu’il souhaite revoir. Au salon de 1789, âgé de 75 ans et affaibli, il présente encore plusieurs tableaux accueillis avec enthousiasme. Il tombe malade peu après et meurt à Paris le 3 décembre 1789.

Louis Michel Van Loo - Portrait de Joseph Vernet - 1768 - Musée Calvet

« Mieux encore que Poussin et Claude Lorrain, Joseph Vernet sut parler à son siècle la langue qu'il aimait. S'il n'eût peint que dos paysages, peut être l'aurait-on méconnu. Mais il arrivait escorté do tempêtes. Conteur ingénieux des drames de la mer, il demandait des larmes. Il fut compris du premier coup. »

Bibliographie

 

Philippe Ariès – L’enfant et la famille sous l’Ancien Régime

Léon Lagrange -Joseph Vernet et la peinture au XVIIIe siècle : les Vernet / avec le texte des livres de raison. 1864 - Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Dominique Dinet - Presses universitaires de Strasbourg -Au cœur religieux de l’époque moderne - Familles nombreuses et engagement religieux (XVIIe-XVIIIe siècles)

Marcel Grandière - Quelques observations sur l'enfant au XVIIIe siècle

M. Gresset – Une famille nombreuse au XVIIIème siècle

Patrick Aulnas - https://www.rivagedeboheme

Florence Ingersoll-Smouse – Joseph Vernet, peintre de marines Etude critique de son œuvre peint

Les textes en italique précédés de                sont extraits de l'ouvrage de Léon Lagrange. 

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